Drogue: surveiller ou punir?
A l’heure où, d’un bout à l’autre du globe, les saveurs et les modes s’uniformisent, il est bon de s’apercevoir que le dépaysement est encore possible, notamment en matière de politique de lutte contre le trafic de drogue. Il y a le cas bien connu du Salvador où la matraque et la camisole n’attendent désormais plus les avis de droit. Aux Philippines, on se souvient des purges spectaculaires du président Duterte. Avec moins d’outrance médiatique et davantage de respect pour les institutions, le Chili mène une répression ciblée des gangs, alors qu’en Islande, où la famille n’est, semble-t-il, pas encore réduite à l’état d’abstraction administrative, des milices parentales patrouillent dans les quartiers à la nuit tombée.
Or depuis quelque temps, une nouvelle approche pourrait bien jeter un coup de pied dans la fourmilière du narcotrafic: le modèle veveysan! La ville d’images souhaite installer quarante-quatre caméras de surveillance aux alentours de la gare, où sillonnent les trafiquants depuis plusieurs années. Le projet, chiffré à huit cent mille francs, sera soumis à la population communale le 29 juin prochain.
D’après la Municipalité, ce dispositif aurait un effet dissuasif et contribuerait «à renforcer le sentiment de sécurité». Les défenseurs de l’ordre sont tout émoustillés. Enfin des mesures !
Au risque de casser l’ambiance, nous voyons derrière ce genre de projets davantage de lâcheté que de courage politique, car la surveillance de masse est devenue une facilité à laquelle on recourt trop souvent pour maintenir l’ordre sans risquer de se salir les mains.
Là où une répression ciblée supposerait de discriminer a priori entre suspects et innocents, selon des critères parfois arbitraires, la politique de la surveillance globale a l’avantage d’offrir un traitement tout à fait égalitaire. Dans le doute, tout le monde est un potentiel coupable. C’est seulement après de longues procédures judiciaires que l’on se permettra d’établir des distinctions et, peut-être, d’intervenir.
D’autre part, l’idéal égalitaire s’accommode mal de toute autorité incarnée. On se méfie de la figure du gendarme qui a le défaut d’être humain et donc faillible. Ajoutez à cela l’hygiénisme de l’homme contemporain qui tient en horreur la violence visible, les cris et le sang; tout compte fait, l’Etat a plutôt intérêt à se cacher derrière un dispositif sans visage, dont la violence est dissimulée et anonyme. Dans ce domaine-là, quoi de mieux que le recours aux technologies? La caméra, l’algorithme ou l’IA sont infaillibles. Ils ne commettent aucune bavure.
Sous nos latitudes, où l’on cultive un humanisme sans bornes, on aime mieux se résigner au fichage de tous, plutôt que de voir un policier pratiquer un plaquage ventral contre un suspect précis. Le culte des Droits de l’Homme et la mystique égalitaire nous conduiraient-ils paradoxalement au seuil d’un totalitarisme doux et horizontal? Entre l’autorité affirmée et la surveillance de masse, il faudra peut-être faire un choix. Le nôtre est fait.
Quelle que soit l’issue du vote, Vevey ne deviendra certes pas une dystopie orwellienne le 29 juin. D’ailleurs, dans le projet de la Municipalité, la vidéosurveillance ne remplace pas d’autres mesures complémentaires. Mais par cet exemple tiré de l’actualité locale, nous voulons mettre en lumière une tendance propre à nos sociétés contemporaines qui, par lâcheté, préfèrent dissuader que réprimer. Or la dissuasion est indifférenciée, là où la répression est sélective, donc moins liberticide et certainement plus efficace.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Utile aux militaires, pernicieuse aux diplomates – Editorial, Félicien Monnier
- Les intérêts français sur le Rhône – Félicien Monnier
- La Nation! – Rédaction
- Le Haut-Karabakh II: l’époque soviétique – Alexandre Pahud
- De la farine au kilowatt: souvenirs d’un pouvoir nourricier – Yannick Escher
- Culte ou spectacle – Olivier Delacrétaz
- Paderewski – Yves Gerhard
- La Fête fédérale de gymnastique à Lausanne – Antoine Rochat
- Un naturaliste de notre temps – Jacques Perrin
- Quatre lettres – Le Coin du Ronchon