Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Des frères indésirables?

Jean-Pierre Tuscher
La Nation n° 1885 26 mars 2010
Sous ce titre a paru l’an dernier une étude d’Isabelle Fiaux sur l’attitude des pasteurs vaudois face aux ministres huguenots à l’époque du Grand Refuge (1670 – 1715)1. Il s’agit d’un mémoire de licence qui a été retravaillé pour la publication.

Nous ne savons rien des raisons qui ont poussé l’auteur à choisir ce sujet. Mais sa parution tombe à point nommé, au moment où une importante migration se produit vers les terres européennes et où l’on est partagé sur la place qu’il faut accorder aux étrangers qui désirent vivre parmi nous. Beaucoup insistent, avec raison, sur les bienfaits apportés dans les pays d’accueil par les réfugiés huguenots après la Révocation de l’Edit de Nantes (1685). On ne saurait les nier, mais la comparaison passe sous silence une réalité importante: les gens du Refuge étaient des chrétiens convaincus, tout comme les populations qui les accueillaient.

Beaucoup de réfugiés n’ont fait que passer dans notre pays, surtout à partir de Genève. Parmi ceux qui sont restés dans notre Canton, Madame Fiaux s’est intéressée aux pasteurs: comment ont-ils été accueillis par leurs frères dans le ministère?

Ayant épluché les actes des Classes de Morges et de Lausanne, l’historienne constate que la venue des ministres français a tôt fait de perturber l’organisation ecclésiastique mise en place par LL.EE. de Berne. Elle n’est pas tendre pour les Classes dont elle semble regretter le réflexe défensif en parlant de protectionnisme et de corporatisme. Or ces deux termes ont aujourd’hui fort mauvaise presse, notamment chez les nombreux adeptes du politiquement correct. Voici donc les ministres vaudois accusés de fermeture alors que nos contemporains ne rêvent que d’ouverture! Madame Fiaux, tout comme Madame Hubler qui signe l’avant-propos, sont trop avisées pour ignorer la réalité qui est par ailleurs décrite dans l’ouvrage avec beaucoup de précision et un sens remarquable des nuances.

On est toujours influencé par le milieu dans lequel on vit. Il est possible que l’auteur, ayant entendu les discours généreux des ecclésiastiques contemporains, ait souhaité trouver une attitude plus accueillante chez les pasteurs vaudois d’alors à l’égard de leurs collègues français. Mais dans ce genre d’appréciation, il ne faut jamais oublier que la générosité souhaitée s’exerce au détriment d’autres personnes. Dans le cas particulier, la description de l’organisation ecclésiastique faite par l’auteur le montre clairement.

En effet, les paroisses vaudoises présentaient, sous le régime bernois, des différences considérables. Elles n’offraient «ni les mêmes revenus, ni les mêmes charges». Madame Fiaux cite par exemple le salaire du pasteur de Noville qui est de 1800 florins alors que le second pasteur de Lutry doit se contenter de 565 florins. Le confort des cures mises à disposition des ministres présente les mêmes disparités.

Pour éviter les intrigues ou les décisions arbitraires, LL.EE. de Berne avaient groupé les pasteurs nommés dans le Canton en cinq Classes correspondant à un découpage géographique. Pour chaque poste devenu vacant, la Classe proposait au gouvernement un candidat choisi selon le principe de l’ancienneté de fonction au sein de la Classe. On entrait donc dans le ministère par les postes les plus ingrats, avec l’espoir d’une amélioration lors d’une prochaine vacance. Mais comme il n’y avait pas de caisse de retraite, ceux qui occupaient les postes les mieux lotis y restaient jusqu’à leur mort, quitte à se faire aider par un remplaçant. Madame Fiaux relève que les jeunes pasteurs devaient souvent patienter de longues années, parfois jusqu’à dix ou vingt ans, dans une situation proche de la plus grande pauvreté.

Or l’arrivée des pasteurs huguenots risquait de prolonger ce purgatoire et de retarder le moment où les jeunes gens déjà consacrés pourraient enfin entrer dans leur premier poste. C’est tout le système qui s’en trouvait fragilisé et qui menaçait de se gripper. On comprend dès lors la réaction de défense légitime des Classes et de l’Académie, en sorte que ce ne furent que les plus brillants parmi les pasteurs huguenots qui purent faire carrière (parfois même au plus haut niveau) parmi leurs collègues vaudois.

L’auteur a eu l’excellente idée d’illustrer son propos en évoquant le parcours de neuf pasteurs venus de France et qui ont pu exercer le ministère dans notre pays. Elle y a ajouté quelques exemples de la correspondance échangée entre LL.EE. et les Classes ou l’Académie, des textes qui ne manquent pas de saveur.

On lira avec le plus grand intérêt cet ouvrage passionnant, bon reflet de la vie de notre Pays au temps du major Davel.


NOTES:

1 Isabelle Fiaux, Des frères indésirables? Publications de l’Association suisse pour l’histoire du Refuge huguenot, vol. 8, 160 pages; paru chez Droz à Genève en 2009.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: