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Autres temps, autres mœurs

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1933 27 janvier 2012

Le dernier Juvenilia publié commentait l’étonnante intuition d’un adolescent qui avait désigné la Révolution française comme point de départ du déclin de la politesse. Quelque temps plus tard, je relis, dans le livret d’un coffret de CD consacré à la musique instrumentale de Bach, la dédicace du musicien à son protecteur, le margrave de Brandebourg. Le texte de l’original est en français, langue officielle de la cour à Berlin:

A Son Altesse Royalle
Monseigneur Crêtien Louis
Marggraf de Brandenbourg & c. & c. & c.

Monseigneur

Comme j’eus il y a une couple d’années, le bonheur de me faire entendre à Votre Alteße Royalle, en vertu de ses ordres, & que je remarquai alors, qu’Elle prennoit quelque plaisir aux petits talents que le Ciel m’a donnés pour la Musique, & qu’en prennant Conge de Votre Alteße Royalle, Elle voulut bien me faire l’honneur de me commander de Lui envoyer quelques pieces de ma Composition: j’ai donc selon ses tres gracieux ordres, pris la liberté de rendre mes tres-humbles devoirs à Votre Alteße Royalle, pour les presents Concerts, que j’ai accommodés à plusieurs Instruments; La priant tres humblement de ne vouloir pas juger leur imperfection, à la rigueur du gout fin et delicat, que tout le monde sçait qu’Elle a pour les piéces musicales; mais de tirer plutot en Benigne consideration, le profonde respect, & la tres-humble obeissance que je tache à Lui temoigner par là. Pour le reste, Monseigneur, je supplie tres humblement Votre Alteße Royalle, d’avoir la bonté de continu?ër ses bonnes graces envers moi, et d’être persuadèe que je n’ai rien tant à coeur, que de pouvoir être employé en des occasions plus dignes d’Elle et de son   service, moi qui suis avec un zele sans pareil

Monseigneur
De Votre Altesse Royalle
Le tres humble et tres obeissant serviteur
Jean Sebastien Bach.
Coethen, d. 24 mar. 1721

Le style outré de cette épître dédicatoire amuse ou scandalise aujourd’hui. Comment un génie de la taille de Bach peut-il se livrer à de pareilles flagorneries? Etait-il dépourvu de fierté pour manifester une courtisanerie si peu sincère? Etait-il obligé de passer par de telles humiliations pour se faire entendre? Ces manières, déroutantes pour un esprit moderne, se trouvent savamment magnifiées dans un stupéfiant oratorio de Mauricio Kagel (1931– 2008), la Sankt-Bach-Passion, hommage hagiographique d’un athée au Cantor, dont le livret est basé sur des documents d’époque: au sommet de l’oeuvre, le récitant déroule en crescendo, comme une litanie détraquée qui s’emballe et devient de plus en plus confuse, les titres de ses maîtres: «[…] Dem AllerDurchlauchtigsten, großmächtigsten Fu?rsten und Herren, Herrn Friedrich Augusto, König in Pohlen, Groß-Herzog in Litthauen, zu Reußen, Preußen, Mazovien, Samogitien, Kiovien, Volhinien, Podolien, Podlachien, Lieffland, Smoleskien, Severien und Zschnernicovien etc. etc. […]» A la fin de cette avalanche de titres, éclate dans sa simplicité le seul nom qui vaille: Johann Sebastian Bach. L’honneur de Bach vengé par Kagel? Le premier concerné serait assurément ahuri des manières de ce dernier. Aujourd’hui, nous préférons l’arrogance du génie qui se bat pour se libérer des usages de la cour. Voir l’échange apocryphe entre Mozart et le chambellan dans Amadeus de Forman: «– Pourquoi ne me confie-t-on pas ce poste? – Mozart, vous n’êtes pas l’unique compositeur à Vienne. – Non. Mais je suis le meilleur. – Mozart, une touche de modestie vous siérait mieux.» Là, nous sommes en plein XXe siècle, non à la cour de Joseph II.

La politesse d’Ancien Régime est née, comme l’usage de la fourchette, dans l’Italie de la Renaissance: pulito, «net, propre, lisse» donne pulitezza, repris en français avec une notion de bon goût, d’élégance dans les habitudes, de finesse dans l’expression. Le sens définitif, «manière de se conduire correspondant aux bons usages du monde», est du XVIIe siècle. «Du monde» est à prendre au sens mondain, c’est à dire de la cour; d’où la quasi synonymie avec le mot courtoisie. Dans cette matière, quel meilleur maître que Baltasar Gracian, dans L’Homme de cour? «La courtoisie est la partie principale du savoir-vivre; c’est une espèce de charme, par où on se fait aimer de tout le monde; au lieu que l’on s’en fait haïr et mépriser, par la rusticité. Car si l’incivilité vient de superbe, elle est digne de haine; si c’est de bêtise, elle est méprisable. Le trop sied mieux à la courtoisie, que le trop peu; mais elle ne doit pas être égale envers tous; car elle dégénérerait en injustice. Elle est même d’obligation et d’usage entre les ennemis, ce qui montre son pouvoir. Elle coûte peu et vaut beaucoup.» (traduction française de 1684)

Tout l’emballage de la dédicace de Bach se trouve dans ces lignes: «Le trop sied mieux» indique bien que l’enflure des formules est de pure convention. D’ailleurs toutes les dédicaces de ce temps utilisent le même schéma, avec ses stéréotypes qui ne sont pas plus kitsch ni moins sincères que nos «salutations distinguées». La phrase suivante est fort éloquente, qui affiche les degrés de la politesse en fonction de la classe sociale: Bach ne peut s’adresser à un prince comme à l’un de ses pairs. L’égalitarisme a diabolisé ces inégalités protectrices qui étaient le fondement de l’ordre social des sociétés traditionnelles. Mais le plus singulier est ici: une courtoisie égalitaire «dégénérerait en injustice». La justice est que chacun obtienne son dû selon son rang. Nous sommes loin des citoyens qui naissent «égaux en droits». Le sujet n’a pas droit à la même politesse que le prince, faute de quoi l’édifice social s’écroule.

Cette hiérarchie établit entre les individus des distinctions subtiles, où l’hypocrisie n’est pas absente. Bach n’était pas dupe de l’infériorité de son correspondant en matière musicale, mais il est d’usage de faire comme si… Et cela n’ôte de mérite à personne. Les traits redondants et livrés clé en main – ce sont toujours les mêmes – à l’usage du scripteur sont en carton-pâte: c’est le décor baroque de l’épître dédicatoire, avec ses ors et ses stucs. C’est aussi un théâtre où le double jeu est permis. Nous l’avons dit: le lecteur moderne sourit ou est choqué par ce style. Personne ne s’est avisé que Bach pouvait aussi se moquer de son maître en l’accablant de compliments bouffons et en s’humiliant excessivement. Il y a peutêtre du valet de Molière chez Bach (qui n’était pas dépourvu d’humour: voyez la Cantate du café). La frontière entre le sérieux et la dérision est floue, et c’est ce qui fait le charme de ces ronds de jambe surannés. Enfin, on ajoutera une solide leçon de morale: la politesse n’a nul besoin d’être sincère, ce qui lui assure son universalité et son efficacité. «Elle coûte peu et vaut beaucoup.»

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