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Quarante-trois virgule deux millions

Alexandre Bonnard
La Nation n° 1933 27 janvier 2012

En dollars. C’est le prix auquel a été adjugé l’autre jour, à une vente de Christie’s New-York, une oeuvre (tableau? gravure? découpage dans une BD?) créée, si l’on peut dire, en 1961 par Roy Lichtenstein, alors pape de la peinture pop.

Il peut nous arriver de regretter que La Nation ne soit pas de temps à autre illustrée. Dans le cas particulier, les couleurs n’auraient pas été nécessaires, puisque ce chef-d’oeuvre est entièrement en noir et blanc, reproduit à l’échelle d’environ 18x18 cm dans Le Temps du 12 décembre dernier, p. 27.

Tout en haut du tableau, on lit ce qui suit, en très grosses lettres, sur trois lignes: «I CAN SEE THE WHOLE ROOM… AND THERE’S NOBODY IN IT»!

En-dessous, au centre du carré noir, un cercle blanc, dans lequel apparaît, très stylisée, la partie gauche d’un visage d’homme (son nez, sa bouche, son oeil gauche entouré d’un cercle noir) et son index avec lequel il repousse une plaque noire, ronde, qui manifestement doit servir de cache ou volet à l’oeil de boeuf… rond!

Dès lors, même sans savoir l’anglais (comme votre serviteur), on devine aisément de quoi il s’agit. Monsieur soupçonne Madame d’infidélité. Se fiant à sa prétendue capacité de filature ou à un tuyau de son détective ou d’amis charitables, il croit pouvoir surprendre les coupables dans une chambre de bonne, mais il fait chou blanc. Il y a d’ailleurs une excellente histoire de Gilles à ce sujet.

Quarante-trois virgule deux millions. Le nom de l’adjudicataire est bien entendu secret, du moins pour le moment. Russe? Chinois? Banque cherchant à renforcer ses fonds propres? Sans aller chercher si loin, serait-ce M. Pinault soi-même, qui, ayant depuis longtemps rempli de son inestimable collection le Palais Grassi, doit maintenant remplir la Gogana del Mar, soufflée à Guggenheim?

Du Palazzo Grassi, bordant le Grand Canal presque en face de l’Academia, parlons-en. Y êtes-vous allés? Vaut le détour. Avec deux ou trois ans de recul, voici quelques souvenirs qui m’en restent. Tout d’abord, de haut en bas des étages, un blanc immaculé et glacial. Hôtesses en uniformes conçus dans les ateliers d’un très grand couturier. Et dans les innombrables salles truffées de caméras, quoi au juste? Ah oui, cette statuette en couleurs d’un enfant agenouillé dans un coin, nous tournant le dos; on s’approche et on voit qu’il a la tête d’Hitler. Ou un dessin colorié d’un enfant d’environ trois ans, d’un niveau artistique légèrement inférieur (pardonnez ma présomption) à ceux de ma petite-fille au même âge. Combien de millions? Et encore: une Motosacoche des années vingt accrochée au plafond par deux cordes. Ou bien: un empilement improbable de vieux Biglas métalliques au milieu d’une salle. Et ainsi de suite.

Me penchant à l’une ou l’autre des majestueuses fenêtres, je me disais combien il serait aisé d’amener au pied du palais une grande barge du service de la voirie, d’y vider tout son contenu… et départ pour la déchetterie!

Je lis dans une monographie sur Marcel Duchamp, père fondateur et vénéré de l’art contemporain, grand génie peut-être, grand mystificateur probablement et mystérieux certainement: «Le baptême artistique a ainsi fait basculer l’esthétique dans l’éthique: l’art devient un geste moral qui justifie tous les regards neufs sur le monde. En qualifiant d’oeuvre d’art un objet de série, Marcel Duchamp affirme la primauté morale de l’artiste. Mais il découvre en même temps, à travers ce qu’on peut appeler le folklore technique de son époque, le sens de la nature moderne, industrielle et urbaine.»

Compris? Si vous n’avez pas compris, vous êtes de ceux qui, il y a cent vingt ans, auraient envoyé des montagnes d’impressionistes à la poubelle. Et dans un demi-siècle où l’art d’aujourd’hui sera au sommet de sa gloire, vous serez dans le même panier que ces nazis qui brûlaient des chefsd’oeuvre comme art dégénéré.

Si ma supposition se révèle fondée et si l’oeuvre prodigieuse de Lichtenstein se trouve bien à la Dogana del Mar, lors de votre prochain séjour à Venise hâtezvous de vous y rendre, par devoir non pas esthétique (quelle horreur!) mais éthique. Après avoir fait une ou deux heures de queue, foncez tout droit vers la salle où il trône, en face d’une foule fascinée et muette. Vous constaterez alors, de visu, que derrière le vitrage blindé il n’y a rien (nothing).

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