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Occident express 83

David Laufer
La Nation n° 2176 4 juin 2021

En dépit de la crise qui frappe actuellement le monde entier, Belgrade se couvre rapidement de nouveaux immeubles, et les chantiers ne ralentissent en rien leur cadence. Un ami m’a raconté comment les appartements de l’énorme lotissement qu’il construit au centre-ville se vendent plus vite encore depuis le début de la pandémie. Et les acheteurs sont tous serbes. Les prix n’ont pratiquement pas connu de baisse depuis l’ouverture du pays en 2000. Le mètre carré est aujourd’hui meilleur marché à Budapest ou Zagreb, et même à Turin ou Lyon. L’embellie commencée en 2015 environ n’a pas l’air de vouloir se calmer. Cela peut sembler illogique et même inquiétant pour certains. Comment, dans un pays où le salaire moyen est environ de 500 euros, peut-on échanger des appartements par milliers à plus de 2’000 euros le mètre carré, voire jusqu’à 7’000. C’est le signe d’une bulle, assurément. Pour les cyniques, c’est plus simplement la preuve que le blanchiment a le vent en poupe. Compréhensible, dans un pays où l’économie grise est reine. La réalité est ailleurs. Il faut pour la comprendre réaliser que les Serbes n’ont confiance en rien ni personne. Ceux qui ont aujourd’hui la cinquantaine ont connu pas moins de quatre pays: la Yougoslavie communiste, la Yougoslavie constituée uniquement de la Serbie et du Monténégro, la République de Serbie et Monténégro, puis enfin la Serbie. Leurs économies se sont envolées plus d’une fois, notamment en 1993, lorsque s’est effondré le système bancaire dans un Ponzi monumental. Ils ont connu une inflation où, d’un mois à l’autre, un salaire d’environ 1’000 marks ne vous permettait plus d’acheter qu’un paquet de cigarettes. La banque centrale avait émis des billets de 500 milliards de dinars (500’000’000’000), on les trouve encore aux puces. Par conséquent, dans un pays où le système bancaire a ruiné des centaines de milliers de gens, et où la garantie d’Etat est une mauvaise plaisanterie, conserver ses économies à la banque est absurde. Un ami qui venait d’hériter de 50’000 euros m’a confié n’en plus dormir la nuit. Il lisait la presse matinale avec des crampes d’estomac, guettant le moindre signe de ruine ou de crise. Dès qu’il l’a pu, il a acheté un petit studio et une méchante petite maison de campagne en piteux état et assurément impossible à revendre. On est ici, je me le répète souvent, chez des paysans. Seul compte ce qui se voit et se touche. Toute spéculation est par nature malvenue et contre-nature. Ainsi l’immobilier combine ces deux qualités, celle d’être justement immobile, donc peu susceptible de disparaître sans prévenir. Et d’être matériel, tridimensionnel. Il faut donc comprendre le marché immobilier serbe non pas uniquement comme tel, mais comme la seule et unique épargne disponible et acceptable dans des circonstances volatiles et instables. Il y a une vingtaine d’années, j’étais assis dans le vieux fauteuil d’un salon de coiffure de la banlieue de Belgrade. La coiffeuse, redingote bleue et sandales à talons nus typiques des employés d’Etat, m’avait enseigné cette sagesse qui m’a si souvent servi de sauf-conduit pour accéder au cœur de la mentalité serbe: «Znatégospodiné, ou Serbiouvekmojégoré – Vous savez monsieur, ici, tout peut toujours empirer.»

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