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Un collectif n’est pas une communauté

Jacques Perrin
La Nation n° 2198 8 avril 2022

Dans un précédent article, nous avons quitté le philosophe Eric Sadin pestant contre l’individualisme de masse, l’emprise des réseaux sociaux et la puissance des GAFAM.

Il se trouve qu’Eric Sadin, républicain de gauche attaché à la trinité liberté-égalité-fraternité, après avoir décrit de façon plutôt satisfaisante les méfaits du techno-libéralisme, a publié récemment Faire sécession, une politique de nous-mêmes, afin de proposer une issue. Le titre dit tout: il s’agit pour les hommes de bonne volonté de devenir partie prenante des affaires qui les regardent, de ne plus obéir aux règles inflexibles du management, de s’interposer sous forme de collectif chaque fois que le techno-libéralisme détériore les conditions de vie en prétendant contribuer au bonheur des foules mondialisées.

Oui, il y a de la souffrance au travail. L’irruption de cabinets de consultants chargés de moderniser toute chose dans les entreprises d’abord, puis dans l’administration publique, les écoles, les hôpitaux, la justice, la police, voire l’armée et l’Eglise, a dévalorisé l’expérience au profit de l’expertise de personnes peu informées sur le travail concret des salariés.

Des témoignages en provenance de l’école, de certains hôpitaux ou de l’Eglise vaudoise soucieuse de s’adapter, nous incitent à croire Sadin: la numérisation à tout va, la soumission aux lubies managériales et l’usage d’un jargon fait d’acronymes, d’anglicismes et de néologismes technocratiques ou inclusifs, font du mal.

La pandémie a cristallisé, par le télétravail et les masques, une situation sociale qui lui préexistait. Aux personnes s’est substituée une foule de visages absorbés dans les écrans. L’isolement a fait proliférer les achats en ligne. Les réseaux sociaux et les sites de rencontre ont remplacé les contacts réels. Le distanciel a succédé au présentiel.

Que faire?

Sadin passe en revue les tentatives de réaction des deux dernières décennies. Aucune ne trouve grâce à ses yeux. Ne lui agréent ni les Indignés, ni Nuit debout, ni Occupy Wall Street, ni les ZAD, ni le film Demain, ni les Gilets jaunes, ni Extinction/rébellion. Ces mouvements à première vue sympathiques, il les juge inefficaces. Qu’il s’agisse d’opérations menées par des intellectuels au revenu confortable jouant aux rebelles, de la religiosité d’une Greta Thunberg nous invitant à écouter les scientifiques, de pétitions chics, d’assemblées citoyennes participatives où l’on palabre sans fin, du projet de revenu minimal universel, bien vu de la Silicon Valley, pour apaiser les misérables inaptes à la mondialisation numérique, tout cela n’a rien à voir avec la politique.

Seulement, les propositions personnelles de Sadin ne nous convainquent pas davantage. Elles relèvent d’une croyance qui subordonne la politique à la morale – le mot vertueux revient souvent sous sa plume – dont le principe premier consiste à ne jamais utiliser autrui comme moyen.

Sadin croit à l’irruption soudaine de collectifs qui s’opposeraient à une injustice commise par une direction ou aux manies d’un cabinet de consulting. Les collectifs s’engagent aussi dans des projets alternatifs où le travailleur manifeste sa créativité et son savoir-faire sans que ses moindres gestes soient évalués et quantifiés. Dans les collectifs, les membres participent à une œuvre commune et le travail gratifiant est restauré. Nous pourrions parfois tomber d’accord avec Sadin, mais notre assentiment tiédit quand le philosophe souhaite que l’Etat subventionne les collectifs alternatifs par le revenu des impôts et des taxes imposées aux Gafam. Sadin reconnaît pourtant qu’un projet alternatif subventionné est un cercle carré, comme si Emmanuel Macron allait s’enthousiasmer pour les collectifs au lieu des start-up! Et Sadin d’espérer en un Etat peu enclin au dirigisme!

Il y a chez nombre d’essayistes français une propension à l’abstraction et aux élucubrations sur les valeurs. Il arrive à Sadin de se réclamer d’Aristote, de revisiter les notions de communautés, de bien commun, de vie bonne, d’amitié politique. On voit mal quel sens ces mots prennent sous sa plume. Il ne les définit pas, les illustre rarement par des exemples pris dans l’histoire. L’individualisme fondamental qu’il partage à son insu avec les libéraux le lui interdit. Pour Sadin, l’histoire commence avec la Révolution, comme elle commence pour un Zemmour avec Napoléon. Divisé en lui-même, Sadin s’accorde avec Simone Weil sur l’enracinement, avec Aristote sur la nécessité que la cité ne devienne pas trop grande par respect pour nos âmes faites de souffle et de toucher. Dans une interview, il mentionne un ébéniste autrichien, patron de dix personnes qui produisent des meubles d’une si belle qualité que les commandes affluent. Cet artisan pourrait agrandir sa petite entreprise et s’enrichir mais y renonce, pour éviter une structure hiérarchique compliquée, des rapports difficiles avec l’Etat et des atteintes à l’environnement. Si la société selon Sadin est l’ensemble des collectifs œuvrant à des tâches vertueuses, la liberté de ceux-ci est-elle compatible avec des subventions d’un Etat macronien inféodé, toujours selon Sadin, à de puissants intérêts économiques privés? Comment sort-il de cette contradiction? En plus, il dit avec raison que les collectifs ne séduisent pas les familles éclatées, trop occupées à élever leurs enfants et à payer leurs factures. Beaucoup d’écologistes zadistes sont des bourgeois, prenant des postures, fort éloignés des souffrances majoritairement vécues. Sadin pense aux personnes réelles, loin de songer à inclure les non-humains dans un grand tout nommé Gaïa.

Sadin est cependant plus utopiste que réaliste. Il parle de communautés sans savoir vraiment ce que c’est.

Les communautés existent encore, même si elles sont mal en point: à commencer par la nation France (où Sadin vit et dont il parle à peine), ses provinces, ses villes, ses villages, ses entreprises, ses familles, ses associations, l’Eglise catholique, l’Armée. Sadin réclame une pleine souveraineté sur nous-mêmes et le respect de la singularité de chacun. Or un collectif d’egos juxtaposés ne fait pas une communauté. Au contraire, ce sont les communautés qui préexistent aux individus et les autorisent à s’individuer, à exprimer leur singularité. Toute communauté a une histoire, un passé dont il n’est pas permis de retrancher des épisodes. La France ne se résume pas à trois valeurs proclamées par la Révolution.

Sadin ne distingue pas autorité et pouvoir. Il veut ignorer que toute communauté a un chef qui en prend soin. En bon individualiste, il craint les abus du pouvoir (confondu avec l’ordre hiérarchique) dans le collectif, où les individus finiraient enfermés. Il parle d’équité, mais on ne sait comment il la concilie avec l’égalité; il travestit l’amitié politique en fraternité; il ne conçoit la liberté que comme l’ensemble des droits de l’individu. L’appartenance est pour lui un sentiment. Il rêve de collectifs où personne ne serait tenu de vivre en communauté. Disant cela, il pense aux ZAD, et nous comprenons ses réticences… Une communauté demande et offre plus qu’un collectif prompt à la dissolution. Savoir obéir et savoir commander se conditionnent. La communauté dure si elle concilie ces deux arts.

Nous nous permettons de parler de communauté parce que la Ligue vaudoise en est une. Marcel Regamey l’a créée, non pas ex nihilo, mais pour servir le bien de la communauté vaudoise qui existait avant la Ligue. Celle-ci a été construite petit à petit. Au début, son plan n’était pas dénué d’abstraction et de romantisme. Il fallut y apporter des corrections de façon à ce que la Ligue franchisse les générations et ne se dissolve pas au premier obstacle. Elle a nonante ans. La quatrième génération entre en scène. Un nouveau chef se charge de la faire croître. C’est un travail de chaque jour.

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